Sophie Javary est actuellement Vice-Chairman BNP CIB EMEA et Chevalier de la Légion d’Honneur. Elle est diplômée d’HEC et a construit sa carrière chez Rothschild, BNP Paribas, en passant par Bank of America.
Au cours de cet entretien, Sophie Javary revient sur ses choix de carrière et motivations, nous expose sa vision de l’évolution de la Banque et partage ses conseils pour les femmes souhaitant s’épanouir dans une carrière en finance.
Transcription
Aviez-vous un projet à long terme précis lorsque vous avez démarré votre carrière ? Est-ce que vous envisagiez d'atteindre la position que vous occupez actuellement ?
Je suis diplômée d'HEC, où j’ai suivi le programme international, qui était un programme d'échange avec New York et le Brésil.
Ma principale motivation était de rester dans ce milieu international. A l’époque, les banques américaines offraient à la fois des perspectives de formation, une vision internationale, un niveau d'exigence et d'ouverture attirants. C'est pour cela que j'ai débuté à Bank of America, mais sans plan de carrière précis ni de vision à long terme de ce que je pouvais faire. Je pense que j'étais déjà très contente d'avoir un job dans un milieu qui me plaisait et de pouvoir progresser.
Quels sont les choix qui vous ont permis d’y accéder ?
De nature ambitieuse, j’avais une volonté de progresser dans le monde de la finance sans être handicapée ou freinée par le fait que j'étais une femme.
Ensuite, j’ai toujours été attirée par des territoires nouveaux. Notamment, le développement des privatisations, des émissions d'actions, des introductions en bourse à la fin des années 80. Il y a eu besoin de créer, à l’intérieur des banques, des pôles d'expertise sur les marchés de capitaux internationaux. Ma volonté d'être ouverte sur l'international et d'utiliser mes capacités linguistiques m’ont permis d’être une experte assez tôt dans ces processus, ce qui m’a aidée et rendue visible par Rothschild.
Enfin, quand j'étais chez Rothschild, qui était une toute petite boutique, j’ai fait du restructuring. C’était un métier plutôt étroit, dans lequel les gens ne se précipitaient pas, mais qui a connu un très fort développement après la crise de 2008.
Vous conseilleriez donc d’oser accepter les opportunités et challenges qui se présentent.
Oui, je pense qu’à partir du moment où l’on vous propose de rejoindre un territoire nouveau, il ne faut pas hésiter et oser prendre le défi de se lancer dans cette activité.
Il faut aussi savoir tirer parti de ses atouts, développer certaines capacités qui font que vous êtes unique et visible au bon moment.
Vous travaillez en IB depuis de nombreuses années, qu’est-ce qui vous plait autant dans cette branche de la finance ?
J'ai toujours été heureuse dans ce secteur. En Investment Banking, il y a un aspect extrêmement stimulant d'être sur des « deals » en permanence, motivée aussi par la grande visibilité de ces opérations. C’est assez satisfaisant de travailler sur une opération qui fait la une des journaux et dont on parle beaucoup.
Par ailleurs, ce qui m'a toujours motivée dans la banque notamment, c'est le fait de cumuler le côté comptable et financier d'un deal avec la capacité commerciale. Il faut réussir à convaincre les clients de faire affaire avec vous et qu’il s’agit de la bonne opération financière au bon moment.
Et enfin, j'ai toujours beaucoup aimé la macroéconomie. En travaillant dans la Banque, vous êtes obligé de vous intéresser à ce que sont les grands phénomènes monétaires économiques des différents pays, et être pertinent sur la microéconomie : bien connaître une entreprise dans son secteur, être capable d'apprécier son positionnement relatif et ses chiffres, sa stratégie.
En parlant de macroéconomie, la politique de la Banque Centrale Européenne va se durcir au cours des prochaines semaines. Comment s'anticipent ces prévisions de hausse de taux et quels sont les principaux impacts que vous pouvez prévoir sur l’activité de la Banque ?
En général, les banques, profitent plutôt de la hausse des taux. Sur les comptes de la Banque eux-mêmes, les taux positifs sont bénéfiques par rapport à des taux négatifs ou à 0.
Ensuite, ils ont un impact aussi sur les charges financières des entreprises. La volatilité et les incertitudes sur les hausses des taux ont plutôt tendance à favoriser le dialogue avec les clients sur les couvertures, sur la façon dont ils doivent tenir compte de l'évolution des marchés dans leur activité.
Je dirais que c'est à la fois un facteur qui est bénéfique sur notre propre compte de résultat, mais qui peut être moins positif si l’on constate un effet récessionniste sur l'activité puisque nos clients sont impactés. On est obligé d’avoir nous-mêmes des scénarios, de pouvoir en parler à nos clients et de voir quelles sont les différentes évolutions en matière de devises. Ce sont des aspects que nous suivons avec attention.
Un autre domaine important dans l’activité de la banque concerne la Tech. Quelle est votre vision sur l'évolution de la Tech et l'impact qu'elle pourrait avoir sur l'Investissement Banking ?
J’ai dirigé chez BNP Paribas un chantier de transformation que j'avais appelé « Investment Banking for the future », qui était un chantier de réflexion sur tous ces aspects.
Je suis convaincue que les outils que nous utilisons actuellement dans l’Investment Banking vont profondément changer. Aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup d’utilisation de Tech, de l’intelligence artificielle, les outils sont les mêmes depuis 20 ou 30 ans. Pour votre génération, il y aura à la fois des outils beaucoup plus intelligents d'utilisation et de compilation de data, des outils d'intelligence artificielle qui seront développés pour permettre de mettre en forme cette data et aider à la réflexion et au sourcing des opérations.
On verra aussi l'incorporation de la blockchain dans le déroulement des opérations, voire dans la construction de nouveaux instruments financiers. Il y aura certainement des nouveaux titres développés basés sur la blockchain, des levées de fonds qui se feront sous forme de tokens et donc un bouleversement autour d'une standardisation maximale des contrats.
J'ai coutume de dire à des étudiants auxquels je parle ou à des jeunes à la banque que pour réussir dans l'IB il y a 30 ans, il fallait être bilingue en anglais. Aujourd’hui, il faut être bilingue en Tech, c'est à dire qu'il va falloir incorporer des sujets de Tech et avoir une familiarité avec l’équipe IT.
A titre d’exemple, le plan stratégique de BNP Paribas à 2025 comporte trois axes : Growth, Tech, Sustainabilty. Ce n'est pas par hasard si la Tech fait partie des éléments de notre plan stratégique, je pense qu'il y aura des impacts assez forts sur le métier de l'investissement, par exemple dans les fonds Private Equity, mais aussi sur la banque d'investissement. A cette occasion, nous avons développé des proofs of concept sur la façon de construire des outils prédictifs d'opération de M&A et d’incorporation des datas qu’on ne pouvait pas relier entre elles. En effet, cela représenterait trop de travail si c'était fait manuellement par des analystes.
Les compétences en Tech (programmation, codage, algorithme...) sont donc des compétences à maitriser pour réussir dans la Banque ?
Oui, absolument. Je ne dis pas qu'il faut savoir coder complètement mais comprendre la façon dont les bases de données fonctionnent, comment les modèles algorithmiques sont construits et le fonctionnement de la blockchain. Je pense qu'il ne faut vraiment pas oublier cet aspect-là de votre formation.
Votre activité au sein de la Banque englobe beaucoup de domaines différents. Qu'est-ce que vous trouvez le plus enrichissant dans votre activité actuelle ou dans votre activité passée ? Qu'est-ce qui vous anime le plus ?
Ce qui m'anime le plus, c'est le fait d'interagir avec les clients, de pouvoir leur rendre service, bien les connaître et développer un lien commercial. Essayer d'avoir ce lien relationnel ou transactionnel avec des clients, c’est ce qui me motive le plus au quotidien.
Ce que je trouve assez passionnant, c’est de comprendre les entreprises par les mécanismes financiers. C'est une ouverture sur différents secteurs, leurs enjeux stratégiques, leur recherche de cibles, leurs sujets de financement et leurs risques.
Pourriez-vous nous partager un deal qui vous a beaucoup marquée et ce qui le rend particulier à vos yeux ?
Un deal qui m'a beaucoup marquée, c'est la privatisation et l'ouverture du capital d'EDF parce qu’il a fallu transformer ce qui était un établissement public en une société prête à aller en bourse. On a mis 3 ou 4 ans chez Rothschild à construire l'introduction en bourse de 2005. A l'époque, il y a eu pratiquement 5 millions de français qui ont souscrit à l'opération.
Si je peux citer une opération plus récente qui m'a marquée, c'est l'introduction en Bourse d’OVH. J'ai trouvé que c'était enfin une histoire d'entrepreneuriat extraordinaire avec Octave Klaba, qui a créé cette entreprise il y a 15 ans avec son père, sa mère et son frère. Il est arrivé à 16 ans en France, à Roubaix en ne parlant pas français, donc il n'avait pas tous les ingrédients pour réussir à devenir le chef d'entreprise qu'il est devenu et il a réussi à amener OVH en bourse sur une valeur de plusieurs milliards d'euros.
J'étais très fière de cette opération parce que je trouvais qu'il y avait beaucoup d'ingrédients qui montraient que la France était capable de produire ce genre de « success story », d'amener cette entreprise à cet état de maturité en une seule génération.
Comment avez-vous vu le rôle et la place de la femme évoluer dans l’industrie au fil de votre carrière? Aujourd’hui, l’industrie financière se montre de plus en plus engagée pour la diversité et l’inclusion, voyez-vous une réelle évolution, la volonté est-elle suivie de changements ?
L’évolution a été très positive ces dernières années par rapport à mes débuts de carrière. Ce qui était vu comme une anomalie - qu’une femme soit à un poste important dans le domaine de la finance - n’est plus le cas. Je ne dis pas que la parité est parfaitement atteinte dans les postes de direction mais personne ne va remettre en question vos compétences parce que vous êtes une femme.
Ce qui a véritablement changé aussi est la reconnaissance d’une exigence de parité qui va dans des politiques construites et établies. Aujourd’hui, ont été mises en place des mesures RH, de recrutement et des politiques volontaristes pour assurer cette parité.
Le troisième aspect qui a changé est l’aspect de police des comportements. On pouvait avant trouver des comportements machistes, on n’a plus cela aujourd’hui car ce n’est plus du ressort de l’acceptable. Ce genre de comportements est de nos jours extrêmement rare et si cela existe, il est durement sanctionné. On n’est pas encore arrivé là où l’on devrait être, il y a encore un long chemin pour arriver à l’égalité parfaite mais ce chemin est déjà bien construit.
Ce qui a aussi beaucoup changé, c’est l’attitude face aux congés de maternité. L’implication des pères dans l’éducation des enfants est devenue quelque chose d’acceptable et il est valorisé de faire une carrière en étant parents.
L’évolution que nous avons connue avec le télétravail depuis 2 ans est une évolution favorable. Ce que j’ai connu au début de ma carrière - que pour faire carrière, il fallait rester jusqu’à 20h30/21h - n’existe plus vraiment. Le présentéisme à la française a disparu avec le télétravail. Quelqu’un peut décider de télétravailler le soir ou bien de quitter son bureau plus tôt pour continuer chez soi. Le télétravail a été un élément favorable dans l’évolution des modes de travail dans les entreprises.
Pensez-vous que le télétravail restera dans nos moeurs ?
Oui, tout le monde en voit bien le mérite. Même si le retour au bureau est favorisé car rien ne remplace la rencontre physique, on s’est habitué à ce que le télétravail nous apporte en plus, notamment la capacité à communiquer depuis des lieux différents.
En effet, le mode de vie hybride est une nouvelle possibilité car on a trouvé des modes de travail plus productifs qui ne nous feront pas revenir en arrière. Cependant, je ne suis pas certaine qu’on ait complétement trouvé un mode de stabilité et d’équilibre. Le COVID n’a pas encore complètement disparu, c’est pourquoi il y a encore une certaine méfiance.
Pour revenir à la question de la parité, avez-vous fait face et/ou faites-vous actuellement face à de gros challenges en tant que femme avec le prestigieux poste que vous occupez aujourd’hui ?
Actuellement non car je me suis construit une carrière et une réputation au sein de ce secteur.
Je n’ai personnellement jamais constaté de challenge à l’extérieur. A partir du moment où vous étiez dans une institution respectable et que vous étiez compétent, les clients ne se souciaient pas du fait que vous soyez un homme ou une femme. D’ailleurs, c’est plutôt un avantage commercial d’être une femme car vous êtes bien souvent plus écoutée et regardée.
En interne, oui, mais j’ai plutôt pris cela comme un challenge. Avec un esprit de pionnière, cela a d’autant plus renforcé ma volonté de me battre. Compte tenu du fait qu’on avait une égalité parfaite en termes de diplôme, il n’y avait pas de raison qu’on n’ait pas d’égalité dans nos carrières. J’ai plutôt essayé de jouer cela à mon avantage et d’être plus visible. Après cela ne va pas sans un travail sur soi, culturellement, les femmes doivent apprendre à prendre des postures d’autorité. Pour pouvoir prendre ces positions, j’ai beaucoup travaillé sur les aspects que je pensais importants pour être vue comme un leader notamment sur la prise de parole en public qui n’était pas ma force principale.
Au sein d’une organisation, chacun forge sa propre réputation. Le succès et la carrière reposent sur la réputation que vous bâtissez. Être connu comme étant quelqu’un de fiable, organisé et sur qui on peut compter sont des qualités qui vous permettent de maintenir les liens avec différents réseaux. Il est important de s’assurer un carnet d’adresses et de bâtir des relations d’entraide avec un certain nombre de personnes autour de vous.
Auriez-vous des conseils à adresser aux jeunes femmes qui démarrent leur carrière, qui n’osent pas candidater à certains postes ou à se lancer dans une carrière un peu plus prestigieuse ?
Il faut toujours oser, car ne pas saisir une opportunité est vraiment dommage. Il ne faut pas hésiter à demander des entretiens avec des personnes plus seniors, écrire des mots de remerciements, demander des conseils ou des lettres de référence. Si vous avez ces lettres dans votre dossier, cela fera la différence. De plus, il est important d’entretenir les liens avec les personnes avec qui vous avez travaillé au cours de vos stages.
Ensuite, mon deuxième conseil concernerait la prise de parole en public car nous sommes dans un monde dans lequel l’oral a de plus en plus d’importance. Votre association en est l’exemple, vous avez l’occasion de vous confronter à un grand nombre de personnes qui ne refuseraient généralement pas de parler à une association de n’importe quelle grande école. Il faut en profiter pour nouer des liens et vous confronter à des gens de tout âge et toute génération.
Y a-t-il un sujet que vous souhaiteriez aborder ou un point que vous voudriez souligner pour conclure cet entretien ?
Oui, c’est un point qui va être une assez grande révolution et dans laquelle on a une grande part de responsabilité dans les professions du chiffres (Audit, Banque, etc.) : le sujet de la lutte contre le changement climatique et l’ESG. En effet, le reporting ne sera plus exclusivement financier mais aussi extra financier. Il y aura une responsabilité particulière pour avoir des bons chiffres et faire une bonne analyse sur ces données pour mener cette lutte indispensable contre le changement climatique.
Je pense qu’il s’agit d’une opportunité énorme pour les jeunes femmes de se mettre sur ce terrain. Je constate aujourd’hui qu’il s’agit d’une partie très féminisée de la banque, et j’encouragerais votre association et les groupes de finance à se former et trouver des stages dans ce domaine car il y aura un grand nombre d’opportunités dans le futur.
Il s’agit d’une opportunité de mettre un sens différent ou nouveau dans l’activité de banquier. En effet, j’ai toujours vu mon activité de banquier comme aidant les entreprises à se développer, c’est-à-dire que l’argent est un peu comme le sang qui circule dans les artères de l’entreprise si elle n’est pas capable de lever de l’argent en Bourse.
Par ailleurs, cela peut donner un sens à l’action de banquier et de ceux qui iront en audit ou finance d’entreprise de bien connaitre les sujets de Taxonomie, de régulation européenne sur le reporting extra financier et sur la façon dont il sera utilisé dans les produits financiers et dans l’investissement responsable.
Ce sont des domaines idéaux sur lesquels se pencher et se former et il est assez passionnant de voir tout ce qui sera construit et fait sur ce sujet au cours des prochaines années.
EDHEC WinFin
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